Labo numérique de l'Europe

HOMO NUMERICUS. L'Estonie, petit pays par sa taille mais grand par sa capacité à se transformer grâce au numérique, s'affiche comme un modèle sur le sujet des relations entre État et citoyens. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
Depuis la création du statut de « citoyen numérique », fin 2014, une carte d'identité équipée d'une puce permet de créer et de gérer à distance plus de 15.000 sociétés de droit estonien, sans compter les suppléments de recettes fiscales engrangées par l'État.

Le vocabulaire diplomatique est connu pour la survivance de quelques bizarreries latines. Qu'il s'agisse de désigner des représentants d'États ou des formes de relations entre pays, les singularités de la langue des ambassades ne manquent pas: « persona non grata », « nonce » (du latin nuntius, en tant qu'envoyé), sans oublier des expressions un brin baroques telles que « pacta sunt servanda » (les traités doivent être respectés) ou « de jure » (pour un État reconnu de fait)... Il y a tout juste cent ans, la France joua de l'un de ces particularismes en reconnaissant « de jure » l'indépendance de la République d'Estonie. Pour ce jeune État du Nord de l'Europe, ce fut Aristide Briand, alors ministre des Affaires étrangères, qui, au nom du conseil supérieur des Alliés, informa le représentant à Paris de cet État naissant que l'Estonie jouissait d'une pleine et entière souveraineté.

Souveraineté numérique

Un siècle après cette reconnaissance « de jure » et en pleine révolution numérique qui bouleverse économies et systèmes politiques, le cours des choses s'est inversé : c'est désormais l'Estonie, pays d'un peu plus d'un million d'habitants, épaulé par trois autres pays d'Europe du Nord (Finlande, Allemagne, et Danemark [1]), qui enjoint l'Union européenne à passer à l'offensive en matière de souveraineté, celle-là numérique, afin de contrer GAFAM américains et autres BATX chinois.

Il faut dire qu'au cours de ces quinze dernières années, l'Estonie s'est forgée une incontestable légitimité sur ce sujet depuis que 99% de ses services publics ont été dématérialisés (en ce compris le vote par internet : 63,67% de taux de participation lors des dernières élections législatives du 3 mars 2019 [2]) et que ce pays a innové en étant le premier à proposer un statut de « e-résidence » à 80.000 non-Estoniens, originaires de plus de 120 pays. Depuis la création de ce statut de « citoyen numérique », fin 2014, une carte d'identité équipée d'une puce permet de créer et de gérer à distance plus de 15.000 sociétés de droit estonien, sans compter les suppléments de recettes fiscales engrangées par l'État (de l'ordre de 20 millions d'euros au titre de la seule année 2020 [3]) et les emplois induits par la création de ces sociétés.

« Techplomatie » et cyberguerre

De passage à Paris il y a quelques jours, Andres Sutt [4], ministre de l'Entrepreneuriat et de l'Information technologique, rappelait que sur les questions de souveraineté numérique et de cybersécurité, l'Estonie avait, là aussi, fait le choix d'innover en décidant, dès 2017, de localiser l'essentiel de ses données publiques dans une « ambassade de données », physiquement située dans un pays réputé neutre de l'Union Européenne, en l'occurrence le Grand-Duché du Luxembourg. Doté d'un véritable statut d'extraterritorialité, tout comme peut l'être une ambassade, ce bunker numérique estonien en terres luxembourgeoises héberge l'essentiel des données de ses citoyens et de ses administrations dématérialisées.

Ce choix « Techplomatique », unique en son genre, ne peut se comprendre qu'en se remémorant que l'Estonie, pays de l'Union Européenne depuis 2004 et base septentrionale de l'OTAN, entretient, depuis son indépendance en 1991, des relations souvent tendues avec son grand voisin, la Russie, au point que l'histoire des relations internationales retiendra que l'Estonie subit la première cyberattaque globale.

Lancée le 27 avril 2007, le pays fut presque totalement paralysé après que les serveurs des principaux services publics, banques, hôpitaux... étouffèrent littéralement sous un flot de requêtes typiques des attaques de type DDoS [5]. S'il ne fit guère de doute que cet acte de piraterie à grande échelle trouvait sa source en Russie pour tout à la fois défier l'Occident et, accessoirement, marquer son désaccord suite au déplacement d'une statue de soldat en uniforme soviétique située dans un cimetière militaire à Tallinn, cet épisode de cyberattaque massive marqua les esprits au point d'accélérer la politique de protection numérique du pays et, dès 2008, implanter le siège du Centre d'excellence de cyberdéfense coopérative de l'OTAN [6] dans la capitale estonienne. À bon entendeur...

État proactif et économe en bureaucratie

Loin de vouloir créer un État paternaliste qui céderait à la tentation de décider de tout à la place de tous, aidé en cela par la toute-puissance de la technologie, l'Estonie poursuit sa transformation numérique et vise la création d'un « État proactif » dont la principale caractéristique repose sur le moins de bureaucratie possible. Vu de nos « vieux » pays dans lesquels l'État est consubstantiel à notre organisation sociale et politique, cette ambition mérite d'être regardée de près à l'heure où l'épidémie a démontré une propension à l'omnipotence administrative. L'ambition estonienne est à mille lieux d'un numérique qui écrase, mais plutôt de promouvoir un numérique qui se mette à la portée de tous.

En étudiant en détail le « parcours administratif » qu'il faut effectuer pour, par exemple, déclarer la naissance d'un enfant, solder ses droits avant un départ à la retraite, créer une entreprise, ou encore déclarer ses charges patronales, l'administration estonienne s'est placée dans une logique de « design de services » destinée à analyser puis améliorer chacune des étapes du parcours administratif de ses citoyens. Si, d'ici à la fin de cette année, l'objectif est de fluidifier au moins 7 démarches administratives de base, à moyen terme, l'objectif est plus ambitieux puisqu'il mise sur le recours massif à des technologies d'intelligence artificielle [7] qui interagiront directement avec les citoyens, et cela, au moyen d'assistants virtuels vocaux ou holographiques.

À côté d'une stratégie de libre accès aux données publiques (open data), de promotion des startups (en Estonie, on compte 865 jeunes pousses par million d'habitants contre 253 pour la France), l'Estonie poursuit sa lancée pour s'affirmer en tant que labo numérique de l'Europe. Face à l'urgente nécessité de régénérer nos démocraties et de montrer que le numérique peut être - et doit être - un outil qui redonne confiance, il est temps de reconnaitre « de jure » l'avance estonienne sur ce sujet de la souveraineté numérique et de s'en inspirer. Après tout, ce serait bien la moindre des actions à initier en cette année où nous fêtons le centenaire des relations diplomatiques entre nos deux pays.

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NOTES

1 https://www.politico.eu/wp-content/uploads/2021/03/01/DE-DK-FI-EE-Letter-to-COM-President-on-Digital-Sovereignty_final.pdf

2 https://www.electionguide.org/countries/id/69/

3 https://news.err.ee/1608247524/e-residency-scheme-reports-record-revenue-profits-for-2020

4 https://twitter.com/suttandres?lang=fr

5https://www.kaspersky.fr/resource-center/threats/ddos-attacks

6https://ccdcoe.org/

7https://www.itu.int/en/myitu/News/2020/11/18/08/19/Estonia-public-services-Kratt-AI-governance

Philippe Boyer

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